Sous l'empire du nycthémère : aménager la nuit urbaine

Par Luc GWIAZDZINSKI

Publié par Le Monde, 6 octobre 2002

« C'est la nuit qu'il est bon de croire en la lumière. »

Edmond Rostand

Paris et Bruxelles organisent leurs premières Nuits blanches, invitant les citadins à la découverte de "l'autre côté de la ville". En écho à celles de Saint-Pétersbourg, à la Nuit des arts d'Helsinki, à la Nuit des musées de Munich, Berlin, Lausanne ou Anvers, à la Fête des lumières de Lyon ou Turin, les quartiers sont livrés à l'imagination des artistes. Ailleurs, les sons et lumières donnent des couleurs à nos nuits. Randonnées nocturnes, marchés de nuit et "nuits des étoiles" ou "de la chouette" animent nos campagnes alors que dans les salles et sur les chaînes, les nuits du cinéma fantastique, de l'électronique ou des "publivores" nous tiennent éveillés.

Petit à petit, les activités humaines colonisent la nuit qui cristallise les besoins et les tensions d'une société en pleine mutation. Chacun veut tout, partout et à toute heure... du jour et de la nuit. Mais à quel prix ? Il y a peu, la nuit urbaine, symbolisée par le couvre-feu, était encore le temps de l'obscurité, du sommeil et du repos social. Elle inspirait les poètes en quête de liberté, servait de refuge aux malfaiteurs et inquiétait le pouvoir qui cherchait à la contrôler. N'en déplaise aux noctambules jaloux de leurs prérogatives, la conquête de la nuit a commencé. Au-delà des rêves, des peurs et des fantasmes, il y a désormais une vie après le jour. S'émancipant des contraintes naturelles, nos métropoles s'animent sous l'influence de modes de vie de plus en plus désynchronisés, de la réduction du temps de travail et des nouvelles technologies d'éclairage et de communication.

La lumière a progressivement pris possession de l'espace urbain, gommant en partie l'obscurité menaçante de nos nuits et permettant la poursuite d'activités diurnes. Le couvrefeu médiatique est terminé : radios et télévisions fonctionnent 24 heures sur 24 et Internet permet de surfer avec des régions où il fait jour. Le "peuple de la nuit" prospère. Les entreprises industrielles fonctionnent en continu pour rentabiliser leurs équipements et, dans la plupart des secteurs, le travail de nuit se banalise. Les sociétés de services se mettent au 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Chacun peut contracter une assurance ou commander un billet d'avion en pleine nuit. Partout, la tendance est à une augmentation de la périodicité, de l'amplitude et de la fréquence des transports. Comme New York, où le métro fonctionne en continu, Londres, Berlin, Katowice, Genève ou Francfort ont leur réseau de nuit. Après le succès des Noctambus, la RATP envisagerait l'ouverture nocturne de certaines rames alors que la SNCF développe les TGV de nuit. De nombreuses activités et commerces décalent leurs horaires en soirée et les nocturnes connaissent une grande affluence. Aux Etats-Unis, supermarchés, magasins d'habillements, salles de gymnastique, librairies, crèches... et même tribunaux fonctionnent souvent jour et nuit.

En France, le secteur des loisirs nocturnes, en expansion, pèse déjà près de 2 milliards d'euros. Dans les kiosques, signe des temps, un Routard consacré à "Paris la Nuit" s'est glissé entre les guides qui se battent pour organiser nos soirées. Distributeurs et magasins automatiques s'implantent dans nos villes, autorisant une consommation permanente sans surcoût. Entre Before et After, les soirées festives démarrent de plus en plus tard. Même nos rythmes biologiques sont bouleversés : animaux diurnes, nous dormons une heure de moins que nos grands-parents et nous nous endormons deux heures plus tard...

Les pressions s'accentuent sur la nuit qui cristallise des enjeux économiques, politiques et sociaux fondamentaux. Dans l'ombre, les maîtres du monde s'activent à supprimer la nuit. Le temps en continu de l'économie et des réseaux s'oppose au rythme circadien de nos corps et de nos villes. Le temps mondial se heurte au temps local. Les conflits se multiplient entre individus, groupes et quartiers. La presse se fait régulièrement l'écho des tensions qui s'exacerbent entre "la ville qui dort, la ville qui travaille et la vie qui s'amuse". On s'insurge contre la pollution lumineuse qui a tué la magie de nos nuits, nous privant du spectacle gratuit des étoiles et on se divise sur la loi qui légalise la chasse de nuit. Seul le débat sur le travail de nuit des femmes n'a pas eu le retentissement espéré. Dans les centres-villes, des conflits apparaissent entre des habitants soucieux de leur tranquillité et des consommateurs des lieux de nuit, symboles de l'émergence d'un espace public nocturne. Ailleurs, les résidents s'opposent à la prostitution qui prospère. Dans les quartiers périphériques, les incendies de véhicules ont lieu entre 22 heures et 1 heure du matin au moment où tout encadrement social naturel a disparu. A Strasbourg, on se souvient encore de l'opposition des riverains de l'aéroport à l'implantation d'un transporteur international fonctionnant 24 heures sur 24. Des conflits sociaux éclatent : grèves de nuit des médecins pour préserver la plage horaire de majoration de nuit, grèves des urgences, manifestation des étudiants en médecine pour une meilleure rémunération des gardes de nuit ou grèves dans les centres de tri postaux contre la réorganisation des horaires de nuit. Pour des questions de sécurité, les convoyeurs de fonds ont réclamé la suppression du travail de nuit et la SNCF a décidé de limiter certains arrêts de nuit. Face aux pressions, les autorités tentent de conserver le contrôle : réglementation des raves, couvre-feux pour adolescents, arrêtés municipaux interdisant la circulation des cyclomoteurs... La société redéfinit en profondeur ses nycthémères (espaces de temps comprenant un jour et une nuit) et la ville et s'en ressent. Face à ces évolutions, la nuit urbaine ne doit plus être perçue comme un repoussoir, un territoire livré aux représentations et aux fantasmes, mais comme un espace de projets, une dernière frontière.

Il est temps d'anticiper le développement prévisible des activités nocturnes pour réfléchir à un aménagement global de la ville 24 heures sur 24. Chercheurs, pouvoirs publics et citoyens doivent investir cet espace-temps afin d'anticiper les conflits entre individus, groupes ou quartiers et imaginer ensemble les contours d'une nouvelle urbanité. Peuplons et animons la nuit face aux crispations et aux tentations sécuritaires. Au-delà du simple aspect festif, les Nuits blanches de Paris et de Bruxelles sont l'occasion d'ouvrir un grand débat sur la ville la nuit. Souhaitons-nous conserver nos rythmes traditionnels ou basculer dans une société en continu, une ville à la carte 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, synonyme de confort pour les uns et d'enfer pour les autres ? Le jeu en vaut-il la chandelle ? En occultant ces questions ou en renvoyant ces arbitrages à la sphère privée nous laissons l'économie dicter seule ses lois et prenons le risque de voir un ensemble de décisions isolées générer de nouveaux conflits et de nouvelles inégalités.

Aucun commentaire: