Un géographe de la nuit urbaine

Entretien avec Luc Gwiazdzinski

Par Sylvain Allemand

Publié dans Libération, édition de


On parle de plus en plus d'une «Ville 24 heures sur 24» ? De quoi s'agit-il ? D'une préfiguration de la ville de demain ?

La ville 24 heures sur 24 est une des figures émergentes de la ville contemporaine. Elle interroge nos modes de vie et nous oblige à changer de regard pour aborder nos agglomérations en termes de rythmes et d’horaires. A New York, « la ville qui ne dort jamais », métro, drugstores, librairies, salles de sport, bibliothèques, crèches et même cours de justice sont ouverts jour et nuit ! En bref, la question de la ville 24 heures sur 24 ne s’y pose déjà plus comme dans d’autres métropoles d’Asie. Au Canada voisin par contre, les tensions se cristallisent sur l’allongement des horaires d’ouverture des magasins des centres villes face à la concurrence des pôles commerciaux périphériques. En Grande-Bretagne, l’entrée en vigueur de la loi de 2003 sur l’alcool (Licensing Act 2003) a permis d’ouvrir un vrai débat sur la ville la nuit et poussé le gouvernement à engager un vaste programme de recherche.

Et en France ?

Chez nous, les transformations des rythmes de nos vies et de nos villes et la prise de conscience sont plus récentes. La nuit de nos métropoles est peu à peu colonisée par les activités du jour. L’économie grignote la nuit comme les autres temps de pause : sieste, repas, vacances… Résultat : près de 20 % des actifs travaillent parfois en nocturne. 80% des Français sortent la nuit contre moins de 60% il y a 30 ans, proportion qui augmente avec la taille des communes et le niveau d’études mais décroît avec l’âge. Fin du couvre-feu médiatique, éclairage, excitants, moindre pénibilité du travail font que nous dormons moins et nous couchons plus tard que nos parents. Même la législation sur le travail de nuit ou les perquisitions évolue et la nuit se banalise. Confrontés à ces évolutions, chercheurs, techniciens et élus qui ne peuvent plus faire l’économie de la nuit, commencent à s’y intéresser à travers la lumière, l’insécurité ou le tourisme urbain.

Allons-nous pour autant vers des villes 24 h/ 24 ? Quelle est la part entre le slogan et le concept ?

Nos métropoles ne fonctionnent pas encore 24h/24 mais le cœur de la nuit, où les activités sont au ralenti, ne représente plus qu’une tranche de 3 heures entre 1h30 et 4h30 du matin. L’animation nocturne fait désormais partie des stratégies de marketing territorial pour attirer entreprises, touristes, cadres ou étudiants et devient parfois un élément central des politiques de redynamisation urbaine comme en Angleterre. Ailleurs, Macao vante son aéroport ouvert en continu, Hong Kong ses services publics accessibles en ligne, Rome son numéro d’appel citoyen et Paris ses lumières. De Las Vegas à Ibiza des territoires entiers se spécialisent dans la vie festive nocturne et le 24/7 mais aucun n’ose encore afficher la maxime d’un célèbre club de vacances : « si tu dors, t’es mort ». Intéressées par les retombées d’une économie de la nuit aux contours encore assez flous -plus de 2 milliards d’Euros- mais inquiets des problèmes de nuisances et de santé publique, les collectivités engagent le dialogue avec les professionnels de la nuit, un monde en mutation qui s’organise peu à peu comme l’a montré le premier « salon des nuits parisiennes » en janvier 2005.

Les entreprises tentent d’optimiser leur appareil productif en fonctionnant en non-stop, pendant les vacances, le dimanche ou la nuit. La nuit est devenue un marché pour les sociétés commerciales et de services qui s’affichent en 24/7. Les distributeurs et magasins automatiques qui ont envahi nos villes font 60 % de leur chiffre d’affaire après 22h00. C’est aussi un slogan pour les centres d’appel qui font pourtant l’essentiel de leur activité en journée. Partout en Europe, la législation sur les horaires d’ouverture des commerces en soirée se décentralise et s’assouplit. En Pologne, des grandes surfaces sont désormais ouvertes 24 h/24. En Allemagne, depuis 2003, les points de vente situés dans les grandes gares ferroviaires peuvent rester ouverts. En Angleterre, seuls les horaires d’ouverture des supermarchés sont encadrés. En Belgique, une loi a donné un cadre légal aux célèbres « Night Shop ». Au Danemark, les commerçants sont désormais libres de choisir leurs horaires en semaine. En Espagne, on s’achemine vers la liberté totale. En Italie, depuis 1998, chaque commune décide des horaires comme au Portugal où l’ouverture est possible jusqu’à minuit.

C’est à cette heure que l’on choisit désormais de démarrer les soldes ou de lancer en librairie les nouvelles aventures d’Harry Potter. Toutes les foires et salons ont désormais leurs « nocturnes ». Dans les campagnes aux églises illuminées, les marchés, marches et pêches de nuit font recette. Dans les gymnases et salles de fêtes, les « nuits du Volley » succèdent aux « nuits des infirmières ». A la montagne, on skie aussi la nuit et en ville, les promenades nocturnes en roller rassemblent des milliers d’adeptes. Aux nuits de Noël, du Ramadan ou du Nouvel An les publicitaires ont tenté de greffer les nuits orange d’Halloween. Entre découverte artistique et nouveau tourisme urbain, le calendrier nocturne s’épaissit : « Nuit des arts » d’Helsinki, « Longue Nuit des musées » de Munich, « Nuits blanches » de Saint Petersbourg, Paris, Rome, Bruxelles, Montréal ou Naples et future « Nuit européenne de la science » à Berlin et ailleurs. De la « nuit des étoiles » à la « nuit de la chouette » en passant par la « nuit des publivores » ou « des Molières », l’offre nocturne urbaine et cathodique s’élargit.

Cette colonisation de la nuit ne s’effectue pas sans résistances. Les conflits se multiplient entre les habitants de « la ville qui dort » et ceux « de la ville qui s’amuse » ou « qui travaille ». Les premiers à s’en inquiéter ont sans douté été les astronomes. Face à l’orgie lumineuse, ils se battent pour sauver les nuits noires, classer la voûte étoilée au patrimoine de l’Unesco et nous redonner la possibilité de profiter du spectacle gratuit des étoiles. Les naturalistes craignent les effets sur la faune. Les médecins s’inquiètent des conséquences du travail de nuit sur la santé : obésité, accidents cardiaques, mortalité. C’est la nuit qu’ont eu lieu les accidents de Tchernobyl, Three Miles Island ou Bhopal. Souvenons nous des problèmes récurrents entre les patrons d’établissements de nuit et les riverains dans nos centre-ville, des débats sur la prostitution, des conflits les horaires d’ouverture ou sur la consommation d’alcool en Finlande, Italie, Grande-Bretagne ou « rue de la soif » à Rennes, des tensions entre la compagnie de transport express DHL et les riverains des aéroports soucieux de leur sommeil, des revendications des convoyeurs de fonds, du personnel des urgences ou des trains de nuit… Autant de conflits qui montrent les avancées et les reculs du front pionnier.

Quelle solution préconisez-vous ?

La première chose à faire est de mettre en place les conditions d’un vrai débat public sur la ville 24h/24 afin de retrouver des marges de manoeuvre collectives. Violences urbaines, pannes d’électricité géantes, mort de sans abris, accidents de la route, sons et lumières, soldes, nuits blanches ou nocturnes commerciales : inquiétante ou festive, la nuit s’invite dans notre actualité diurne et pourtant, nous n’avons pas encore pris la mesure des conséquences possibles sur notre qualité de vie. Pire, le temps en continu des réseaux et de l’économie structure déjà largement le rythme de nos vies et de nos villes et nous ne l’avons pas décidé. Bien des facteurs qui poussent dans le sens d’une ville 24h/24 sont d’ordre sociétal et les décisions dépassent les seules compétences des collectivités territoriales et l’échelle locale où s’activent quelques « bureaux » ou « maisons du temps ». C’est un enjeu de gouvernance bien plus large.

La seconde proposition est de réfléchir au « droit à la ville » de jour comme de nuit qui passe par le droit à la mobilité. Puisque les députés ont autorisé le travail de nuit, nous avons le devoir de repenser les horaires de transports et des services (crèches…) au moins en soirée et le matin sous peine d’accroître encore les inégalités, l’insécurité et les difficultés de vie quotidienne des plus fragiles.

La dernière proposition est de travailler autour de la notion « d’égalité urbaine ». L'espace collectif et l’offre urbaine se réduisent avec la fermeture des lieux publics, commerces, gares, lieux de culte ou parcs. Plus on avance dans la nuit, plus les différences centre périphérie deviennent criantes tant en matière d’éclairage que de services. La nuit n’est pas l’espace de liberté rêvé par les artistes : le système est amputé, l’offre réduite et concentrée, les coûts élevés, la mixité illusoire et la citoyenneté limitée.

Comment concrètement pourrait-on rendre la ville nocturne plus équitable ?

Les besoins et pistes ne manquent pas, notamment dans les transports : extension des horaires, nouvelles lignes, transport à la demande pour les salariés ou les fêtards. Dans certaines villes comme Zurich, le développement du réseau nocturne s’est accompagné d’une explosion du nombre d'établissements de nuit. Lyon va tester des lignes de bus de nuit et à Paris le « dernier métro » pourrait n’être bientôt plus qu’un souvenir. Dans l’Aire urbaine Belfort-Montbéliard-Héricourt-Delle des opérations de transport à la demande et de covoiturage ont été montées avec succès pour et avec les jeunes. Mais les initiatives ne doivent pas se limiter aux transports. Face à la désynchronisation des rythmes sociaux, la soirée et la nuit sont des temps collectifs essentiels où on doit pouvoir « faire société ». Il faut améliorer l’urbanité et l’hospitalité. Peut-on parler de ville dans une commune où il n’est plus possible de se restaurer après 22h30 ? Où peut-on encore s’asseoir, boire ou uriner gratuitement dans la ville, de jour comme de nuit ?

En quoi consistent-elles ?

En termes de conciliation ou de sensibilisation, les « Chartes de nuit » entre établissements, collectivités et usagers comme celle de Lille, ou l’expérience du « Maire de nuit » à Amsterdam, sont positives. Pour la tranquillité publique, on peut réhabiliter le « veilleur de nuit » avec sa cape et sa lanterne comme à Türckheim, s’intéresser aux « correspondants de nuit » de Strasbourg ou aux « City Guardians » de Westminster, copier les « marches nocturnes participatives » des femmes canadiennes pour sécuriser les parcours ou suivre quelques tentatives réussies de mise en lumière d’espaces publics ou de quartiers périphériques. Au lieu du couvre-feu, il faut proposer aux jeunes désoeuvrés des loisirs nocturnes adaptés et des équipements ouverts plus tard en soirée (gymnases, centres sociaux…) comme dans les villes des Asturies en Espagne où la délinquance a nettement diminué. On ne doit pas oublier la souffrance et l’isolement dans la nuit, plus dure que le jour, en intensifiant la solidarité et l’écoute des plus démunis à l’exemple du travail des équipes du SAMU social ou de l’accueil d’un lieu comme la Moquette à Paris.

Y a-t-il une ville 24 heures sur 24 idéale ?

La ville 24h/24 n’est pas un idéal et il n’y a pas de ville 24h/24 idéale. C’est une évolution possible de nos environnements urbains artificialisés qui échappent de plus en plus aux rythmes de Dame nature. D’autre part, il n’y a pas une ville universelle, mais des villes avec leurs « couleurs temporelles » propres qui dépendent de la latitude, du climat, de la culture ou de la législation. Si la tendance générale est à l’extension du domaine du jour, on ne vit cependant pas la nuit de la même façon à Malmö qu’à Barcelone où la Movida commence vers minuit et demi et la déambulation nocturne se poursuit jusqu’au matin. Penser la ville 24 h / 24 n'implique pas de soumettre l'ensemble de la cité à une activité perpétuelle. L'effort peut se porter sur des « oasis de temps continu » offrant de loin en loin des grappes de services publics et privés (commerces, cabinets médicaux, crèches…) assurant le droit à la ville et installées sur des lieux de flux accessibles sans gêner la ville qui dort.

En quoi concrètement peuvent consister ces oasis ?

Les lieux de transit, gares, aéroports ou stations services où les nomades s’arrêtent ou se restaurent, sont des sites possibles pour ces oasis permettant de satisfaire les besoins des personnes incitées ou contraintes de fréquenter la ville la nuit et assurant les services de la « ville de garde » pour les autres. Il s’agit de concevoir une ville accessible et hospitalière où celles et ceux qui sortent la nuit - pour leur travail ou leurs loisirs - puissent le faire dans de bonnes conditions sans troubler le repos des autres. Au-delà de la seule question de la nuit, le temps est l'un des rares enjeux de politique publique dont la responsabilité soit transversale, un des seuls thèmes qui permette d’engager le débat avec l’ensemble des acteurs publics et privés. C’est une chance. La nuit invite aussi au rêve et à la poésie et excite la créativité. Profitons-en ! Ne nous cachons pas derrière de grands principes mais ouvrons les yeux. Sans débat public et conciliation, nous risquons de subir de nouvelles tensions, de renforcer encore les inégalités entre les privilégiés pouvant jouir de la vie nocturne et les autres obligés de travailler la nuit pour assurer le fonctionnement de la ville en continu. La nuit nous apprend beaucoup sur le jour et sur nos futurs possibles. Elle nous donne également l’occasion de travailler d’une approche sensible autour des notions de qualité de vie et de développement durable. La ville 24h/24 n’est pas un modèle idéal, ni même souhaitable. La nuit n’est pas une marchandise et l’alternance originelle est essentielle. La ville, comme l’être humain a besoin de lieux et de moments de pause. Réfléchir au fonctionnement de la ville des 24 heures ne signifie pas valider la figure de la ville ouverte 24h24 et 7j/7. Même Dieu s’est reposé le 7ème jour…

Le jeu en vaut-il la chandelle ? C’est en ces termes empruntés au sociologue et ami Jean-Claude Vidal que nous devons nous interroger. La ville 24h/24 ? Si on veut.

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